mardi 17 novembre 2015

L'urgence de dire

Cher toi,

Quand je t'ai proposé cette collaboration il y a quelques mois, je n'aurais jamais pu imaginer ce que l'avenir me réservait. J'aimais l'idée d'un dialogue quotidien entre nous, par mots écrits interposés. Je souhaitais laisser une trace de notre amitié, étalée sur un an et quelque. Toi qui as toujours écrit sur une base quotidienne dans tes journaux intimes, qu'ils soient électroniques ou papier, étrangement, as eu plus de difficulté que moi à te couler dans la cadence. De mon côté, mue par une étrange volonté de m'astreindre à ce rendez-vous quotidien (je l'avoue, parfois, j'ai programmé les billets du weekend, histoire de pouvoir entièrement décrocher de l'ordinateur), j'ai écrit vaillamment, jusqu'à la fin août plus précisément. C'est alors que mon corps m'a lâchée, ma tête plus précisément.

Pendant une semaine, je vivrais avec un mal de tête des plus envahissants. Persuadée que ce n'était qu'un écho à des règles douloureuses et/ou à une forte allergie à l'herbe à poux, je ne m'en suis pas d'abord inquiété outre mesure, puis ai senti que quelque chose n'allait pas. La docteure à la clinique sans rendez-vous m'a servi un laïus préparé d'avance, sur le passage des ans et l'ajustement aux nouvelles lunettes. Le lendemain, je perdrais la faculté de traduire, non pas celle de comprendre l'anglais (ou même de l'allemand, comme je le constaterais le surlendemain), mais la faculté à transformer un texte écrit en langue étrangère en français. Il semble donc que nous ayons dans le cerveau une zone de la traduction, dans l'autre hémisphère de celle de la musique, heureusement.

Quand j'ai fini par me pointer à l'hôpital, tout juste capable de donner mon nom et mon numéro de cellulaire, les dommages étaient faits. En effet, une tumeur de grade 4 s'était propagée dans mon cerveau à la vitesse grand V (un mois tout au plus, une invasion fulgurante, comme le sont maintenant les guerres). Chirurgie, chimiothérapie et radiothérapie ont suivi.

Je continue de me battre, vivant chaque jour non pas le dernier, mais le premier. Chacun apporte son lot de deuils à accepter (comme celui de la lecture vorace), mais aussi de victoires, petites ou grandes. Je me suis remise au piano sur une base quotidienne, travaille et mémorise des préludes et fugues de Bach, improvise dans tous les tons, joue de la pop. Une posologie autre, qui pousse mon cerveau dans ces derniers retranchements, mais repousse la bête j'en reste persuadée.

Je pourrais me servir de la technologie et fouler autrement des sentiers balisés. Je n'en ai pas envie. D'ici à la fin de ma vie, j'ai besoin que ma mission de transmission soit vécue autrement, par la voix, la musique, les sourires et les silences complices.

vendredi 6 novembre 2015

Changement d'adresse pour Claudio

Les mois passent et l'on oublie ces lecteurs qui aimeraient qu'on leur donne des nouvelles de temps en temps. Je ne vous ai pas plus oublié, chers lecteurs, que je me suis oublié moi-même, dans l'effervescence d'un été enchanteur et d'un automne qui l'est un peu moins, mais qui s'avère nécessaire si l'on veut apprendre de nouvelles choses, sur soi-même et sur la vie. 

J'ai mis à votre disposition une nouvelle adresse, dans laquelle j'écrirai  quotidiennement ou presque : petitemusiquedenuit.blogspot.com 

Lucie, mon alter ego d'Accord parfait, vous écrira un petit mot très bientôt. 

Claudio 

mercredi 2 septembre 2015

Retour imminent, consolidation émanante

Très chère elle, 

Je reviens très bientôt — je n'étais pas très loin! 

Un déménagement intrépide hier avec mon ami Matt, des rencontres fortuites plus belles les unes que les autres, de la musique sur fond de crépuscule silencieux. Tout va pour le mieux dans le meilleur des parcours, et je suis reconnaissant tous les jours pour chaque instant qui passe. Des accords d'Elton John tintent au café, Rocket Man me fait du bien, le chanteur me fait sien. 

Je répondrai à chacune de tes missives, pour le bonheur de ton serviteur, et de nos lecteurs. 

   

dimanche 30 août 2015

Deux frêres

Dans l'intimité d'un studio d'enregistrement, deux frères se retrouvent. Il est loin aujourd'hui le temps où ils shootaient dans un ballon, la ruelle bruissant de cri d'enfants survoltés. Il y a vingt ans déjà, leurs routes se sont séparées, les études puis la carrière du plus jeune l'ayant déposé en Europe, l'aîné ayant maintenu un pied-à-terre à Montréal tout en sillonnant les corridors aériens de la planète.

Ils ont peaufiné un programme, chacun de leur côté, grugeant du temps déjà volatile. Un jour, le cadet a retrouvé la ville qui l'a vu grandir, ses odeurs, ses couleurs, ses goûts, les sonorités d'une langue enfouie en lui.
En réaction aux taquineries du grand frère, les sacres lui sont revenus en bouche, déclinés cette fois avec un accent européen. Les coups de poing ont fait place aux coups d'archet, les insultes débordantes de testostérone se sont muées en complicité, les heures de jeu ont pris une nouvelle signification. Peu importe la distance, les rendez-vous manqués au fil des ans, aujourd'hui, la musique les a réunis de nouveau: deux êtres liés par le sang mais surtout soudés par une même soif inextinguible de la musique. 

samedi 29 août 2015

Kigali


Au hasard d'un clic, j'ai retrouvé ce texte, daté de 2008...

Nuit étoilée sur le tarmac,
Kigali disparue derrière moi dans le couchant.

Un oiseau décharné frôle le cockpit de mon coucou,
Dessinant des mots refoulés.
Deux corps qui se retrouvent dans la moiteur complice,
Un même continent à la dérive,
Ton sourire lumineux qui me happe tel un mirage,
Croissant de lune magique au milieu d'un visage d'ébène.

vendredi 28 août 2015

Texte

Peut-on trop aimer un auteur - ou plutôt, trop le vénérer? Quand on ne peut pas s'en détacher, qu'on le site dans une pièce, essaie d'articuler notre pensée autour de ces mots, j'imagine que oui. Troublant constat hier soir avec cette lecture de ce que l'on a nommé pièce, mais qui en fait n'était qu'une brûlante déclaration d'amour.

jeudi 27 août 2015

Oublier

Tu as oublié l'existence même de ce lieu, me confiais-tu tout à l'heure. Fascinant comment une pensée peut s'articuler autour de ce qui nous importe. Tu as plaidé coupable, ce qui m'a fait sourire. L'import n'est pas ce que tu as déposé - ou n'a pas déposé - ici que le fait que notre amitié se révèle intacte, que pendant plus d'une heure, nous avons échangé, nous sommes révélés, avons réellement partagé.

mercredi 26 août 2015

La somme d'une vie

Nous sommes au fond si peu de choses. Quand la grande faucheuse passe, que reste-t-il au fond de nous? À quoi ou à qui serviront ces objets, ces meubles, ces toiles, ces souvenirs, accumulés au fil des ans?

Il y a quelques mois déjà, on avait commencé à vendre quelques toiles - des croûtes étaient affichées sur le bord du balcon, mais y avait-il de véritables œuvres dans le lot? Leur propriétaire devait avoir été placé en centre de soins prolongés. Et puis, en deux semaines, l'inventaire a été complété, deux ventes débarras organisées. Je ne sais rien de celui ou celle qui appartenait ces objets. Que restera-t-il de son passage sur terre... du nôtre?

mardi 25 août 2015

Schubert

« La musique de Schubert évoque le ciel. On plutôt elle exprime la nostalgie du ciel. Mais de quel ciel? Pas celui des théologiens, bien sûr, ni celui de Dante, mais un ciel conçu comme un lieu d’innocence, d’ingénuité, de tendresse, le lien où se retrouve ceux qui se sont aimés comme il faut sur la terre. La musique de Schubert n’est qu’une aspiration vers ce paradis perdu. C’est par là qu’elle nous émeut et nous retient sous son charme, qu’elle ne ressemble à aucune autre, qu’elle nous parle un langage singulier. » (Marcel Schneider)

J'ai passé la journée d'hier plongée dans l'univers de Schubert. Celui des petites - ou moyennes - formes plus précisément, avec ses Moments musicaux et ses Impromptus. J'en ai travaillé peu, en ai enseigné quelques autres. J'admets un faible pour le côté ondoyant de celui en sol bémol majeur de l'opus 90 (Savais-tu que, au début, pour simplifier la lecture, on avait édité cette pièce en sol majeur? Comme si les deux tonalités se valaient...) et la simplicité trompeuse de celui en la bémol majeur de l'opus 142, le premier que j'ai jamais travaillé, alors que j'étais encore à l'école primaire. On n'oublie jamais la première fois...


 

dimanche 23 août 2015

Salon funéraire


Ils se jaugent. L'air de prendre des nouvelles, ils évaluent le pourcentage de fils argentés dissimulés dans la chevelure jadis de jais, le degré d'embonpoint de celui-ci, le décolleté de celle-là, les rides qui griffent les visages. On échange des cartes d'affaires, des photos d'enfants, des souvenirs, pendant que celui qu'on dit soutenir, en apparence serein, butine de l'un à l'autre, happé par un tourbillon duquel il ne réussira pas à s'échapper avant encore 24 heures.

Surtout, sauver les apparences, avant que la mort nous rattrape. Demain, ce pourrait être notre tour.

samedi 22 août 2015

L'art de conjuguer

Se laisser toucher relève de l'erreur... l'erreur grammaticale, à tout le moins. Voilà du moins ce que m'a expliqué un correcteur: deux infinitifs ne peuvent devenir sujet et outrepasser les droits des substantifs. Une construction boiteuse, peut-être comme le geste lui-même. De la même façon, souhaiter mourir ne pourrait déterminer la suite de la construction syntaxique. Sur le coup, je n'ai pas négocié très longtemps. J'ai reformulé, contourné la difficulté, fait disparaître les vils coupables. Et puis, après, je me suis mise à réfléchir sur ce que d'autres temps de verbe pouvaient laisser deviner de ces si arrogants compères.

« Je me suis laissé toucher. » Le passé composé décompose  le moment, lui enlève toute possibilité d'être assumé, force la passivité. Toucher n'est plus un verbe d'action, mais de réaction, on sent presque l'épiderme qui se hérisse, la personne touchée se réfugier dans un lieu secret, s'y blottir, y pratiquer la distanciation.

« Laisse-moi te toucher. » Le fier impératif devient plainte, supplication, tente de vaincre les résistances, souhaite faire disparaître les obstacles, comme ces haies que les coureurs font basculer dans leur foulée.

« Je me laisserai toucher. » Celui-là est déjà beaucoup plus ambigu. Il peut révéler une volonté de laisser une musique, des mots, un geste, atteindre la fissure, la combler un instant, déposer une fleur sur le bord de la fosse. Il peut aussi sous-entendre la passivité, le troc: échanger le geste contre un répit, contre deux heures passées à la terrasse d'un café, contre un certain confort, contre de l'argent, contre un manque.

Il n'y a peut-être qu'une seule façon de conjuguer ces deux verbes: ne pas le faire, tout simplement. Se laisser toucher...

vendredi 21 août 2015

L'odeur des mots

Tant de mots ont une odeur, un goût particuliers. Pour moi, sarrasin sera toujours associé à l'odeur de ces galettes que mon père cuisait sur la braise au chalet et la lune évoquera toujours le souvenir du pain de lune imaginaire de mon enfance. Parviendrai-je un jour à identifier exactement ce que je pensais goûter alors sous ma langue?

Certains mots coulent dans la bouche aussi, se laissent dévorer quand on les énonce: somptueux, voluptueux, luxuriant, quintessence, caresse, tendresse, promesse... On sent chaque voyelle chatouiller l'intérieur de nos joues, les consonnes qui glissent ou s'immiscent dans le palais, la douceur des sonorités qui fond dans l'arrière-gorge.

jeudi 20 août 2015

Basket

Je l'ai entendu bien avant de le voir. Il chantait à tue-tête une chanson qui m'était inconnue. Le bruit des roues de vélo s'est ensuite superposé à ses interventions, puis je l'ai aperçu. Un grand gaillard, arborant sac de sport sur le dos et tenue de basket: débardeur, shorts démesurés, chaussures montantes.

Quand il m'a dépassé, j'ai souri. Il portait sur la tête une kippa reprenant le motif si particulier du ballon orange.

mercredi 19 août 2015

X comme Xenakis

Une grêle de munitions lui a arraché la moitié de son visage. Vingt, trente, quarante ans après l'attentat, il se réveillerait en sursaut, avec l'impression d'entendre siffler les balles à ses oreilles, de se faire fouiller les entrailles par l'éclat aveuglant des faisceaux de reconnaissance.

Les photographes n'auraient plus droit qu'à son profil de statue grecque. Ceux qui écouteraient sa musique attentivement seuls auraient accès à cette face sombre, à cette volonté nichée au cœur même de son œuvre de vouloir transformer l'horreur en beauté, les ruines en architecture, la lumière en sons, l'éclat des balles en glissandi de cordes, en sons filés de vents. Il transformerait des lieux dévastés par l'homme en œuvres musicales, en messages porteurs d'espoir. Sans relâche, il sculpterait le son, les textures, pour nimber le monde de beauté, de projections, de questionnements, d'utopie.

mardi 18 août 2015

Moite


Les corps sont moites dès le réveil. On n'ose plus se serrer dans les bras, par peur de rester agglutiné l'un à l'autre. Les chambres sont devenues des étuves, les animaux de compagnie laissent de larges traces de bave sur les parquets. On passe des heures sous un ventilateur qui fait tourbillonner les feuilles de papier, chuinte un chouia.  Mon pays est un pays d'extrêmes.

lundi 17 août 2015

Comme un écho...


... à une de nos conversations précédentes
« Dieu, hésitant, se tourne vers moi et me demande de trancher : Angèle, entre les livres et la musique, que dois-je conserver? Je choisi les livres parce que sans lecture il n’y a plus de mémoire, plus d’accès à la connaissance, plus de magie, plus de tremplin vers de nouvelles expériences, de nouvelles écritures, de nouvel héritage. Pourtant, si la terre se dépossédait se  dépossédait de la musique, je crois qu’elle s’effondrerait de chagrin. » 
Christine Eddie, Je suis là

dimanche 16 août 2015

Talen(t)s

« Seulement, j’ai ressenti que tout homme avait envers lui-même l’obligation sacrée d’accomplir, dans la mesure du possible, le talent particulier avec lequel il naît forcément et qu’en dépit de tout il devine dans les plus simples de ses gestes. Peut-être faut-il voir dans ce talent particulier, différent pour chacun, comme une signature de l’être, qu’il faut honorer. »
Jean-François Beauchemin, Quelques pas dans l'éternité 

Enfant, ma mère avait détourné la parabole des talens de l'Évangile, devenue celle des talents. L'a-t-elle même fait volontairement? Combien de fois m'a-t-elle expliqué que si Dieu m'avait donné un - ou des - talent(s), j'étais responsable de les faire fructifier, qu'il était impensable de ne pas le faire, qu'il fallait que j'aille au bout du geste, encore, toujours? 

Je ne lis pas la Bible (foisonnant livre de contes pourtant), ne la connais au fond que dans ses (très) grandes lignes. Pourtant, cette parabole continue de me faire avancer, me pousse au dépassement constant, aujourd'hui comme hier.

samedi 15 août 2015

Clodo

Une odeur infecte, saleté et pisse s'amalgamant à celle de l'alcool. Je ne réalise pas sur le coup qu'en me dirigeant vers l'arrière de l'autobus, je m'en rapproche inexorablement. Un homme sans âge crache à répétition sa grogne. « Change? » Je réponds par la négative. « Cigarette? » Nouvelle négation de ma part. « What time is it? »  Je lui réponds poliment qu'il est neuf heures. « Morning then... » Le soleil brille pourtant. Comment ne pas s'en rendre compte...

La misère à sa plus simple expression.

vendredi 14 août 2015

Être musicien

J'extrais de ton billet précédent cette phrase, que j'aime : « La consolation plutôt que la blessure. »  Je serais incapable, dans une prochaine vie, de choisir entre la musique et  la littérature. Comme dans cette vie-ci, je laisserais la vie choisir pour moi, c'est elle qui a le dernier mot — ou la dernière note! 

Au final, je crois que la musique fait plus mal; et le plus grand bien. Mon rapport à la musique est tout sauf apollinien, c'est un couteau que l'on tourne dans la plaie. Simultanément ce plongeon donne des ailes à ma gratitude, notamment celle d'être musicien.

Être musicienne, c'est être fée, écrivait Sully Prud'homme. 


     

Choc incantatoire

Camille Claudel, La vague
« Notre étreinte aveuglante et le choc incantatoire de nos deux corps, me terrassent encore ce soir, tandis qu’au terme de cette aube incendiée je me retrouve couché seul sur une page blanche où je ne respire plus le souffle chaud de ma blonde inconnue, où je ne sens plus son poids qui m’attire selon un système copernicien et où je ne vois plus sa peau ambrée, ni ses lèvres inlassables, ni ses yeux sylvestres, ni le chant pur de son plaisir. Désormais seul dans mon lit paginé, j’ai mal et je me souviens de ce temps perdu retrouvé, passé nu dans la plénitude occulte de la volupté. » (p. 32) 

« Écrire est un grand amour. Écrire, c’était t’écrire; et maintenant que je t’ai perdue, si je continue d’agglutiner les mots avec une persévérance mécanique, c’est qu’en mon for intérieur j’espère que ma dérive noématique que je destine à des interlocuteurs innés, se rendra jusqu’à toi. Ainsi, mon livre à thèse n’est que la continuation cryptique d’une nuit d’amour avec toi, interlocutrice absolue à qui je ne puis écrire clandestinement qu’en m’adressant à un public qui ne sera jamais que la multiplication de tes yeux. » (p. 79)

Comment peut-on encore oser écrire après avoir lu Prochain épisode d'Hubert Aquin, premier roman dense, brillant, à la fois étouffant et libérateur, la folie nous accueillant dans ses méandres, l'amour fou nous laissant tout simplement pantois?

jeudi 13 août 2015

Le retour du balancier

Nous avons presque toujours été en opposition ou plutôt en parfait équilibre dans notre relation aux mots et à la musique. Quand tu t'es senti plus musicien, les mots prenaient le dessus chez moi. Si tu sens le retour des mots, d'une façon ou d'une autre, la musique redeviendra sans doute nécessité chez moi. Je te l'ai déjà dit. Si je devais choisir entre les mots et la musique, qu'il s'avérait impossible de les concilier (ce que je ne souhaiterais en aucun cas, les projets et les formes hybrides ayant toujours été mes préférées), dans cette vie-ci ou la prochaine, je choisirais la musique. La consolation plutôt que la blessure. Le travail toujours inachevé plutôt que celui que l'on accepte un jour de laisser partir. La langue universelle plutôt que la temporelle.

Après toutes ces heures passées à l'instrument, à guider de jeunes musiciens, en salle, j'aurais pu devenir complètement blasée. Parfois, j'ai l'impression d'atteindre un point de saturation. (Je peux en dire autant de la fin de la saison théâtrale.) Pourtant, il s'agit que je sois témoin d'une rencontre unilatérale entre un auditeur et une musique, que je vois un visage bouleversé par la découverte d'une nouvelle pièce - ou la rédécouverte d'une pièce aimée - pour que je réalise que je ne pourrais pas cesser entièrement de servir la musique, que jamais les mots ne seront capables d'une telle magie.

mercredi 12 août 2015

La musique complimente

Ce n’est pas la première fois que je le mentionne, mon habileté à écrire diminue lorsque je fais beaucoup de musique. En aparté, la semaine dernière, au bord de fragilités de toutes sortes, je songeais : si je n’avais pas la musique, j’aurais déjà mis un terme à ma vie. Face au piano de Malcolm, mon colocataire, je réalisais combien ces évidences boursouflaient dans mon coeur. La sensation que, s’il n’eut été de la musique, une folie irréconciliable de ma réalité m’aurait avalé. Chez moi, le piano est la représentation souveraine de la musique. Je puis jouer de tous les instruments – comme le chant, ou la guitare, que je maîtrise assez bien –, ceux-ci ne suffiraient pas à me sauver la vie, à faire de moi un élu, divinisé, pleinement rescapé de la mort. C’est le piano, et lui seul, qui me donne ce sentiment de puissance infinie, de créations sans limite. Il est rare pour un homme de reconnaître une telle grâce. Je suis béni, que Dieu le sache.


Parlant de Rainer Maria

La patience est tout, écrivit Rilke. Un idiot seul saurait le contredire.

Rodin vu par Rilke

« L’être humain qui se lève la nuit et se rend sans bruit auprès d’un autre, ressemble à un chasseur de trésors qui veut dénicher le grand bonheur, qui est si nécessaire au carrefour du sexe. Et dans tous les vices, dans tous les plaisirs contre nature, dans toutes ces tentatives désespérées et perdues, de trouver un sens infini à l’existence, il y a quelque chose de cette nostalgie qui fait les grands poètes. Ici, l’humanité a faim de quelque chose qui la transcende. Ici, les mains se tendent vers l’éternité. Ici, des yeux s’ouvrent, et contemplent la mort sans la craindre; ici s’épanouit un héroïsme sans espoir, dont la gloire vient comme un sourire et passe, fleurissant et se fanant comme une rose. Ici sont les tempêtes du désir et le calme plat de l’attente; ici sont les rêves qui se transforment en actes et les actes qui se perdent en rêves. Ici, comme dans un gigantesque casino, l’on gagne ou l’on perd une fortune d’énergie. Tout cela est contenu dans l’œuvre de Rodin. Lui qui était déjà passé par tant de vies trouva ici la plénitude et l’abondance de la vie. » 
Rainer Maria Rilke, Auguste Rodin 

Rodin, La Danaïade

mardi 11 août 2015

Opérationnelle

C'est fou comme je suis rapidement passée de la contemplation à l'action. Bien sûr, je n'avais pas vraiment le choix, les dossiers s'accumulant dans ma boîte de courriel. Il faut avancer, faire des suivis, produire, avant que les clients ne s'impatientent, ne revendiquent ce qu'ils croient leur. Sommes-nous condamnés à la sacrosainte productivité? Parfois, je me demande après quoi nous courons tous (ou du moins la plupart d'entre nous)...

À travers tout cela, j'ai néanmoins pris le temps de renouer avec la danse, de décrasser le corps, après ces jours (beaucoup trop) fastes. Les réflexes sont revenus presque malgré moi, l’œil fixant la professeure, l'oreille se replongeant dans des sonorités connues, le corps bougeant en rythme sans qu'on y prête trop attention. Doit-on se méfier des gens qui ne savent pas danser - ou plutôt refusent de se laisser porter par la musique? J'aurais tendance à le penser. L'important ici, bien sûr, n'est pas la perfection du geste, mais la volonté de s'y abandonner.

lundi 10 août 2015

Silence

Apprivoiser le silence... Voilà ce que j'ai fait pendant cinq jours. Je n'étais pourtant pas en réclusion, au milieu de cette forêt de quelques acres, en observation plutôt. En communion avec la nature, le temps qui s'écoule.

L'apex du séjour pour moi reste indéniablement cette visite en plein soleil du midi au Lac Fardoche, trésor caché, entièrement privé. Je me suis longuement assise sur la berge, avant de faire le tour dans la forêt, seule au monde, sans livre, sans téléphone, sans appareil-photo. Un parfum indéniable non pas de fin du monde, mais de commencement, de recommencement.

dimanche 9 août 2015

À propos de la deuxième romance de Schumann

Tu sais qu'un peu avant de mourir, Clara demanda à son fils de lui jouer la Deuxième Romance — quelque 40 ans après la mort de Robert. Il suffit d'écouter le morceau pour comprendre parfaitement cela. 

Tu voudrais bien me la jouer la prochaine fois qu'on se voit? 


Deuxième romance

Que j'aime cette pièce de Schumann, travaillée elle aussi à l'adolescence. J'ai dû succomber à son charme à la première écoute quand ma professeure me l'avait jouée, car sinon comment penser que j'aurais abordé sans broncher une pièce avec six dièses à l'armure, écrite sur trois lignes de plus!

Certains racontent que c'est un chant d'amour de Robert à Clara, ce que j'aime à croire. La mélodie y est confiée aux pouces, enveloppée des deux côtés par l'accompagnement, le soutien harmonique subtil fait toute la différence, Et puis que dire de cette montée inexorable vers l'apex, libération autant que perte, union des corps autant que des esprits, avant l'apaisement final. Une pièce qui me représente, qui continue de me troubler, après toutes ces années...

 

samedi 8 août 2015

Henri Miller / Arthur Rimbaud


Deux jours sans Internet au Olimpico, cela me rend productif d’une autre manière. Hier, assis à la terrasse, je lisais Le temps des assassins, l’excellent essai de Henry Miller sur Rimbaud. Plus j’avance dans ma lecture, plus j’apprends des choses... sur Henry Miller. Non pas que le livre ne me renseigne sur l’auteur d’une Saison en enfer, mais le ton si typiquement millerien rend l’essai plus autobiographique qu’autre chose. Miller est né écrivain. Comme nous disons de certains hockeyeurs qu’ils possèdent un excellent Hockey IQ, Miller possédait un manifeste Literary IQ. Les écrivains-nés sont des enfants de la révolte.


Ondine

Bien sûr, celle-là, je ne pouvais passer outre. Pendant des années, ce prélude de Debussy m'a servi de pseudonyme dans cet autre laboratoire d'écriture, maintenant disparu. Je suis fille d'eau, fille d'île, me suis toujours sentie apaisée par la contemplation de l'océan. J'aime cette opposition entre force et douceur, imprévisibilité et constance.

J'ai travaillé ce Prélude au Centre d'arts Orford, l'été de mes 16 ans, avec André-Sébastien Savoie. Il avait une patte énorme (ses doigts restaient coincés dans les touches noires s'il n'y prêtait pas attention), mais surtout d'une étonnante délicatesse. Il se fondait dans le son, l'extrayait du néant, ne produisait jamais un son qui fût laid ou indûment percussif. Je ne sais même pas pourquoi il a choisi cette pièce pour moi, s'il a même deviné qu'elle me collerait à la peau toutes ces années. Je m'y glisse toujours avec plaisir, aime sentir les touches sous la pulpe de mes doigts, comme il me l'avait enseigné.

C'est d'ailleurs cet été-là que je réaliserais que la musique ferait partie de ma vie professionnelle. On ne se refait pas tant que ça...

(Catherine Collard joue également ici Feux d'artifice, travaillé quelques mois avant Ondine, d'une toute autre couleur, mais que j'aime encore beaucoup.)

vendredi 7 août 2015

Rondo en la mineur

Mozart, bien sûr... La pièce qui aura servi à baptiser Wolfie, ce fameux soir de décembre, alors que j'avais pris contrôle de l'instrument. Cette pièce est l'une des plus troublantes de Mozart, peut-être à cause de sa tonalité de la mineur, prise ici dans son sens premier (contrairement au Rondo alla turca). Elle est toute en délicatesse, en arabesques, en méandres même. On peut s'y perdre, mais surtout on peut s'y retrouver.

J'ai toujours cette impression de me retrouver entièrement nue quand je l'aborde. Les larmes de Mozart y sont douces-amères, le sourire les teinte malgré tout, les chromatismes et les progressions harmoniques me traversent à chaque fois. Peut-être est-il enfin venu le temps de la jouer en public... Je la connais tellement de l'intérieur.

 

jeudi 6 août 2015

L'amour, la musique et The Brooks

L’amour est bel et bien vivant, mais par où commencer?

Jusqu’où irai-je pour perpétuer la nécessité d’être honnête? Jusqu’à quel firmament me rendrai-je pour entériner ma probité, mon art, ma vulnérabilité? Comment parviendrai-je à réunir tous mes préceptes et mes idéaux, et toutes les interventions divines à venir, pour atteindre la force du présent collectif qui nous attend, au détour de nos intentions les plus sincères!




Dieu du Ciel, il y a si longtemps que je n’ai pas écrit! C’est la formation montréalaise The Brooks — avec notamment Alan Pater (choriste pour Michael Jackson) à la voix et Alexandre Lapointe à la basse — qui m’assomme de son intensité sauvage. C'est dans ces musiques que l'on trouve l’ordre à rétablir, en cohérence et en imagination. La musique est toutes les éternités, que faut-il de plus lorsqu’on a la musique, lorsqu’on est la musique! Si seulement on était plus nombreux à le savoir!

Valse en mi mineur posthume

Restons dans l'adolescence et retrouvons Chopin, ton frère d'armes... Je n'ai pas travaillé beaucoup de valses avec mes professeurs - mais en aurai enseigné quelques-unes au fil des ans, bien sûr. Une occupera toujours une place unique dans mon cœur, celle en mi mineur, posthume, parce que c'est la première que j'ai travaillée (j'avais 12 ou 13 ans) et que je l'ai jouée à la télévision, au Music-hall des jeunes. Je n'ai aucune idée de la façon dont j'avais été recrutée...

Je me souviens que certains amis avaient été impressionnés, que l'on m'avait regardée autrement ensuite. Je me souviens aussi que, par un étrange concours de circonstances, se trouvait dans le public une nièce de ma mère. Comment se sont-elles reconnues, puisque ma mère avait rompu tout contact avec sa famille à 14 ans? Là aussi, grand mystère.

Toujours un plaisir de s'y glisser les doigts, de la présenter aux élèves qui souvent l'ont adoptée.

 

mercredi 5 août 2015

Des liens particuliers

Envie de profiter de cette pause décrochage pour revenir au cours des prochains jours sur quelques pièces pour piano qui occupent une place particulière dans mon cœur. Si j'associe le plus souvent des chansons pop à des personnes ou des événements précis (et en garde quelques-unes pour moi, comme Tainted Love et Rock the Casbah), pour la musique classique, ce n'est presque jamais le cas. Je pourrais tout au plus associer le Clair de lune de Debussy à mon ex-beau-père, décédé il y a plusieurs années, mais il n'est certes pas le seul à avoir voulu se l'approprier.

À tout seigneur tout honneur, je commencerai le périple avec le premier prélude et fugue du Clavier bien tempéré que j'aie travaillé, le quinzième du premier volume, alors que j'avais treize ans. Si j'ai appris rapidement le prélude, j'avais repoussé un peu à la dernière seconde le moment fatidique de mémoriser la fugue, à trois voix certes, mais tout de même d'une certaine ampleur. Je jouais le tout en concours la semaine suivante et je me souviens d'avoir passé un nombre important d'heures le weekend pascal de cette année-là au piano, concentrée - je n'avais plus trop le choix, il faut l'admettre. J'étudiais alors avec Sœur Marie Faucher, que j'adorais, et qui m'avait donné des leçons supplémentaires pendant les jours fériés, se cachant de ses collègues car elle aurait dû être en train de prier.

Étrangement, c'est peut-être le seul de ceux que j'ai travaillés en détail qui me revient toujours facilement, sur lequel je n'ai pas besoin de peiner. (Bach est si ingrat de ce côté-là; peu importe le nombre d'heures investies, il faut presque toujours reprendre le travail.) Encore ces jours-ci, il fait partie de ma routine (j'ai mémorisé de nouveau le prélude, surfe sur la fugue). Un petit parfum de nostalgie, mais surtout de joie, quand je le joue.

mardi 4 août 2015

Conséquence

« Ah! pouvoir échapper à moi-même! Je bondirais par-dessus la contrainte où le respect de moi m'a soumis. Ma narine est ouverte aux vents. Ah! lever l'ancre, et pour la plus téméraire aventure... Et que cela ne tirât pas à conséquence pour demain.

Mon esprit s'achoppe à ce mot: conséquence. La conséquence de nos actes; la conséquence avec soi-même. N'attendrai-je plus de moi qu'une suite? Conséquence, compromission; cheminement tracé par avance. Je veux ne plus marcher, mais bondir; d'un coup de jarret repousser, renier mon passé; n'avoir plus à tenir de promesses: j'en ai trop fait! Avenir, que je t'aimerais, infidèle! »



André Gide, Les nouvelles nourritures