dimanche 31 mai 2015

Vague


« Quand le peintre japonais Hokusai meurt en 1849 il a, par ses dessins, rendu la vie dix mille fois plus vivante qu’elle n’était avant lui. Sans doute est là le travail que chacun doit accomplir par sa vie; frotter la pièce d’or mise dans notre main à notre naissance, afin qu’elle brille dix mille fois plus quand la mort nous la volera. » 


Christian Bobin, Un assassin blanc comme neige

Pavese encore


Au cours des derniers jours, pendant que je lisais des incipits d’ouvrage divers et autres ouvertures de récits, nouvelles, romans ou essais, notamment Roland Barthes, je réalise être à la recherche constante de nouveaux styles et de nouvelles tonalités d'écriture et d'écrivain. Par elles, je cherche aussi, il me semble, une voix. Ma lecture du journal de Cesare Pavese n’est pas étrangère à cette quête, qui est avant tout une quête métaphysique.

« Avoir un goût libidineux pour l'abattement, pour l'abandon, pour l'énervante douceur, et une volonté impitoyable de réagir, mâchoires serrées, exclusive et tyrannique, est une promesse d'éternelle et féconde vie intérieure. » 
p. 159 (Folio-Gallimard, trad. Michel Arnaud) 

samedi 30 mai 2015

Bach immer

Trois spectacles dans une même semaine articulés autour de Bach: un de danse, l'autre de cirque, le dernier de tanztheater. La polyvalence du compositeur ne cessera jamais de m'étonner. Il reste le seul selon moi que l'on puisse interpréter sur n'importe quel instrument, travailler de façon électronique, transformer avec quelques accents jazz sans qu'il ne perde de son intégrité.

Si j'assume depuis toujours mon triumvirat Mozart - Schumann - Debussy (un dans chaque siècle, trois musiciens pour qui les mots ont joué un rôle essentiel), jamais je ne renierai ce cher Johann Sebastian. Je l'ai toujours joué avec conviction sinon plaisir (certaines de ses pages peuvent être si glissantes), commence presque toujours mes séances au piano par quelques préludes et fugues du Clavier bien tempéré, somme avec laquelle je me réfugierais sans aucune hésitation sur une île déserte.

« Bach est un enfant dont l’angoisse est si grande qu’il fait venir l’éternel à son chevet », avance Christian Bobin dans L'homme-joie. C'est peut-être bien pour cela qu'il semble apaiser toutes nos craintes.

vendredi 29 mai 2015

Retour dans le passé lointain

Étrange expérience cet après-midi avec Plaza de Nini Bélanger, une non-production théâtrale (on est ici dans l'hyperréalisme) campé dans la Plaza Côte-des-Neiges, lieu mythique s'il en est un (du moins pour ceux qui ont habité dans ce quartier). Pendant un quart de siècle, j'ai fréquenté ce centre commercial sur une base régulière. Ma mère m'y amenait pour m'y trouver des vêtements (mes jambes de girafe rendaient l'opération pantalons cauchemardesque alors), mon père passait chez Canadian Tire (si je me souviens bien, mon premier vélo y a été acheté), parfois nous arrêtions au Distribution aux consommateurs pour récupérer une babiole ou l'autre. Il y avait toujours ces gens assis au Picnic (étaient-ce les mêmes?), mais nous n'y avons jamais pris de collation. L'expédition avait toujours un but.

À l'adolescence, j'y ai pris des cours de couture. Plus tard, je continuerais d'y faire quelques emplettes, d'y voir des films (j'ai vu Chaplin avec Robert Downey Jr. dans ces salles, mais aussi quelques films avec mes élèves quand j'entretenais cette tradition annuelle avec les adolescents), mais seulement de façon épisodique.

D'aussi loin que je me souvienne, le lieu a été hanté. Les commerces changeaient de noms et de fonctions au fil des fins de baux et, de ce fait, on ne savait jamais entièrement ce qu'on y trouverait la fois suivante, qui on allait croiser au détour d'un corridor très souvent plus ou moins éclairé.

En y retournant cet après-midi, en y passant une heure, à y déambuler, m'y asseoir, observer les autres (c'était après tout le but de l'exercice), je ressentais un vertige certain. Celui de la page blanche, des codes que l'on a abolis (Où commence le théâtre? La vie?), celui que l'on ressent avant de se jeter dans le vide.

Philistins forever

Ta réponse ce matin a pour moi l’effet calmant d’un elixir. Ma réaction, un brin impulsive, je l’avoue, avait fait ressortir quelques souvenirs d’amis et de membres de ma famille, lesquels jugeaient rustaudement que de façon générale, les artistes « ne font rien ». Refrain du philistin accompli qu’on continuera d’entendre as long as the world keeps on turning. Tout ceci me fait penser à une phrase de Virginia Woolf découverte à la fin des années 90, dans un hors série de je ne-sais-plus quel magazine d’art français (je cite de mémoire) : Les gens n’ont aucune idée du temps qu’un artiste doit passer à ne rien faire pour devenir un génie.


Certes, l’incident d’hier a interféré avec ma réponse à ton expérience récente de la magie d’Artaud. J'avoue que je t'ai rarement vue aussi enthousiaste devant une performance scénique. D’Artaud, je me souviens surtout des lettres enflammées envoyées à Jacques Rivière (publiées dans L’ombilic des limbes), alors directeur de la Nouvelle Revue Française – qui, curieusement, est mort au même âge que Chopin, Blaise Pascal, Cléopâtre, Edgar Allan Poe, Pierre Mercure, Boris Vian... C’est la première fois, je pense, qu’un épistolat, fragmentaire dans cas-ci, m'a donné l’envie... de faire du théâtre. Tant de déraison, de désespoir et de candeur jonchés sur une tour d’ivoire, et l'analogie qui me frappe en ce moment est la vie météorique de Kurt Cobain. Si seulement Cobain avait identifié en chemin son Jacques Rivière!

jeudi 28 mai 2015

Le travail de l'artiste

Parfois l'artiste reçoit des fleurs (tangibles ou non), parfois on lui transmet le pot. Parce que l'autre ne comprend pas, ne réalise pas la portée de ces périodes que l'on pourrait qualifier d'incubation, quand en apparence rien ne semble se produire, mais qu'en réalité, bouillonnent ou se déposent impressions latentes, émotions brutes, que les gestes créateurs naissent sans même que l'on en ait conscience. Ce n'est après tout que le jour où l'idée, le motif, la mélodie surgiront de ce terreau toujours fertile que nous aurons nous-mêmes compris - ou au moins pressenti - comment telle lecture, tel spectacle, telle contemplation de paysage, telle rencontre auront profondément influencé celui ou celle que nous sommes devenus.

Il n'y a pas de hasard. Hier soir, tu revenais de vive voix sur cette expérience de violence indirecte, de profonde incompréhension que tu avais vécue, des questionnements que celles-ci avaient suscités en toi. Ce matin, je suis tombée coup sur coup sur l'allocution d'ouverture du FTA de Martin Faucher et cette traduction libre d'un texte rappelant le rôle parfois ingrat de l'artiste.

Le propos résonnant bien sûr en moi, je m'attendais qu'il en rejoindrait d'autres. De nombreuses marques de soutien avaient été déposées en commentaires, mais tout autant de remarques acerbes, arguant que c'était le courage des gens « normaux  », des gagne-petit, qu'il fallait saluer et non la folie de ces rêveurs, de nous rêveurs. 

« Nous avons moins besoin d'adeptes actifs que d'adeptes bouleversés », souhaitait Artaud. On n'y est pas encore... mais nous continuerons d'avancer, n'est-ce pas?

mercredi 27 mai 2015

Une scène du café, hier après-midi

Ma chère, 

On vient de me violenter. À la terrasse du café, l’ordinateur sur mes genoux, une jeune lesbienne fin trentaine, tatouée, cheveux coupés très courts, trapue, pas très jolie m’accoste spontanément : « Tu travailles jamais, toé? »   

J’ai considéré un bref instant recourir à la force physique. Non, je ne l’aurais pas fait, parce que la violence physique est le moyen des faibles. Parce que les mots enseignent mieux qu’un coup de poing. Parce que j’ai pitié de ces gens dont l’ignorance dépasse les bonnes manières. Insulté, j’ai riposté : « Je vais te répondre honnêtement, je ne fais que ça, travailler, je suis traducteur, écrivain, pigiste, je suis aussi musicien mais j’peux pas apporter mon piano ici, oui, je suis pigiste, nous, les pigistes, on vit dans un monde à part, on est comme des exilés, on est des travailleurs marginaux, c’est pour ça que pour nous il n’y a pas de cloison entre travail et plaisir, entre passion et loisir, pour nous la vie c’est un tout, on fait feu de tous bois, on travaille tout le temps, on réfléchit tout le temps, on pense tout le temps, c’est pour ça que je viens ici tout seul, comme tu l’as sûrement remarqué, bien que des fois je parle à des gens, j’ai droit à des pauses aussi, comme tout le monde, mais je viens ici tout seul, tout le temps, pis j’aime pas me faire déranger, parce que je travaille, j’espère que ça répond. »

J’aurais voulu lui faire avaler tout rond son ignorance poisseuse. Comme une fille qui ne comprend les choses qu’à moitié, elle me répond bêtement : « C’est bon ça ».

Il m’arrive de regretter de considérer les êtres autant.



Magie

« Si notre vie manque de soufre, c'est-à-dire d'une constante magie, c'est qu'il nous plaît de regarder nos actes et de nous perdre en considérations sur les formes rêvées de nos actes, au lieu d'être poussés par eux. » 
Voilà la première citation que j'ai tirée de ma relecture en cours du Théâtre et son double d'Artaud. Une allusion directe à la magie, non pas seulement celle du théâtre, mais de la vie même. Si je suis dans le présent, que tu m'y accompagnes, que d'autres en sont témoins, d'une certaine façon, cela m'empêche de mourir. Vivre sans se poser de questions sur la finalité du moment. Avancer tout simplement. Créer. Évoluer.

J'arrive de la conférence de presse qui a conclu l'expérience Artaud de Christian Lapointe. Il est revenu sur les défis, les surprises, les choix surtout qu'il a posés parce que, après trente heures de « réchauffement » (du corps, de l'esprit, de la parole), il a compris qu'il n'était pas (ou plus) là pour lire, mais bien pour faire de l'écriture de plateau, réaliser une mise en scène au fur et à mesure, sans le recul lié habituellement au processus. 

Décider sur un coup de tête de se coiffer d'un cône orange, de matérialiser le bâton de parole, d'offrir un segment Soirée canadienne ou un verre d'urine à une spectatrice, de relire une phrase d'abord incompréhensible, jusqu'à ce que la gestuelle puisse clarifier son essence. Ne pas écouter la voix de l'arrogance qui lui disait qu'il pouvait continuer, que le corps tiendrait encore, même si la performance durait depuis 70 heures déjà. Refuser que le projet ne devienne un freak show. Préférer la posture de l'artiste qui comprend que, après la lecture de cette lettre d'Artaud en particulier (qu'il a relue pour nous aujourd'hui), la scène finale serait jouée, que tout aurait été dit, que le spectacle pourrait alors vraiment commencer, dans l'esprit de ceux présents, qu'ils se soient arrêtés une heure ou vingt-et-une heures (comme cet homme d'un âge certain a témoigné de son expérience, perclus de questions, mais profondément reconnaissant). 

La période de questions n'a rien fait jaillir de plus que ce qui avait été précédemment énoncé, jusqu'à ce qu'on lui demande ce qu'il espérait que le public retire de la chose. Il a alors avancé simplement que tous devaient être conscients qu'il n'avait rien réalisé d'impossible, que l'on peut accomplir ce que l'on désire, tant que l'on accepte de cesser de faire ces autres choses que l'on ne veut pas. Je n'ai pu m'empêcher d'y voir un écho à ce papier brûlé par une froide nuit d'hiver et ai compris que ce que nous sommes en train de bâtir ici relève de l'essentiel.

mardi 26 mai 2015

L'amour du théâtre

« Le théâtre est un art qui semble éphémère, mais il est la mère de toutes les mémoires. Quand le rideau tombe, que la scène s’évanouit de noir, que tout semble fini et que tout bascule dans le souvenir, alors, à ce moment précis, le souvenir n’est pas souvenir; il devient mémoire naissante qui, à jamais, autant chez l’acteur que chez le public, s’immortalise. L’acteur est un pont créateur de mémoire vive. » (Jean-François Casabonne, Du je au jeu)
D'où vient cet amour indéfectible que je porte au théâtre? Difficile de mettre une date précise, de cibler un élément déclencheur. Je pourrais certes faire référence aux télé-théâtres présentés aux Beaux dimanches jadis (quand la télévision d'état n'avait pas encore renié l'essence même de sa mission sociale), autant que les concerts et spectacles de danse présentés. (Quel choc ressenti à l'âge de neuf ou dix ans en découvrant Le sacre du printemps de Béjart pour la première fois!)

Quand j'y réfléchis bien, il y avait aussi le plaisir brut d'en faire. Je me souviens de cette séance organisée avec les voisins, un été, alors que j'étais encore à l'école primaire. Nous avions répété (une série de sketchs plus ou moins scriptés dans mon souvenir, rien d'écrit en tout cas), dessiné des affichettes que nous avions apposées sur quelques poteaux du quartier, avions même osé inviter le curé de la paroisse (un prêtre et sa sœur logeaient au-dessus de chez moi et nous avons sans doute considéré que c'était une bonne idée)... qui s'était déplacé! Ma mère qui n'était au courant de rien avait été tellement mortifiée quand il s'était installé dans notre jardin!

À l'adolescence, j'ai suivi des ateliers, participé à quelques productions estivales, lu des pièces de Molière, Racine, Hugo, Musset... et puis la musique a pris toute la place. Je me suis remise à fréquenter les salles de théâtre un peu plus tard, en simple spectatrice, avec un petit pincement quand même, tentée une fois ou deux par l'idée de faire partie d'une troupe d'amateurs. (En réalité, je pense que j'aimerais mieux écrire, diriger ou faire partie de l'équipe technique, occuper un rôle de soutien donc.)

La fragilité du théâtre, mais surtout sa profonde humanité le rapprochent pour moi du concert. En effet, tout peut arriver au théâtre (il y a des textes inoubliables, des soirées magiques), contrairement au cinéma, où chaque geste, chaque son ont été calibrés pendant des heures. Les mots nous rejoignent directement, s'inscrivent en nous de façon souterraine, germent, produisent des fruits, parfois des années après que l'on ait vu une production. Je ne peux par exemple oublier les Gauvreau proposés par le TNM (La charge de l'orignal épormyable et L'asile de la pureté surtout), tout comme Ines Pérée, Inat Tendu de Ducharme (L'hiver de force à un moindre niveau), En attendant Godot de Beckett (j'ai hâte de le revoir la saison prochaine), Bob de René-Daniel Dubois, Les Atrides dans l'Église Saint-Jean-Baptiste, ma découverte du FTA... La liste serait si longue.

J'ai endossé pour la première fois l'habit de critique de théâtre en 2009, sur les recommandations de notre ancien ami commun, pilier de la revue JEU alors. Six ans déjà... Des centaines de productions vues depuis, de moins bons soirs certes, mais toujours, encore, à chaque fois que l'on met le pied dans la salle, la promesse si ténue que la magie du théâtre fonctionnera une fois de plus. Comment résister à une telle sirène?

De la révélation

Chère Elle, 

Merci de partager tes impressions du spectacle autour de la magie d'Artaud. Il faut qu'une oeuvre d'art puisse conduire à la (re)découverte d'une autre, comme la présentation à laquelle tu assistais au Théâtre et son double, que tu as sorti de la bibliothèque en arrivant à la maison. Dire que le pauvre lettré que je suis ne l'a pas encore lu.  

Ma chère, j'ai reconnu lors de notre toute première rencontre ton amour de la musique. Mais ta passion des Lettres m'est venue un peu plus tard; à la même période où je découvrais la littérature, je réalisais la place qu'elle occupe dans la vie de mes amis (comme quoi la lecture nous fait sortir de notre monde pour rejoindre le monde d'autrui). Depuis quelques années, je constate ta passion indéfectible pour le théâtre. Rédactrice pour la revue Jeu, tu écris critiques et compte-rendus qui m'instruisent constamment de la profondeur de ce langage, lequel n'en fut jamais un de prédilection pour moi. Dis-moi, Elle, d'où vient ta passion du théâtre? La musique te permet-elle d'y découvrir des aspects qu'un non-musicien ne saisirait pas d'emblée? 

Le café est bondé, les hauts-parleurs s'éclatent au bord de la terrasse. Heureusement, j'arrive à écrire, la musique techno-pop ne présentant aucun intérêt pour moi. C'est souvent mieux comme ça. On le sait, la musique qui va droit au coeur paralyse tous les autres sens.

lundi 25 mai 2015

La vie et son double

Troublante expérience que celle vécue dans le cadre de la performance Tout Artaud?! Quelque chose de déstabilisant dans le rituel qui entoure le projet. Ces fleurs que l'on apporte (une branche d'iris en tissu dans mon cas, que j'ai transporté fièrement dans le métro), que l'on dépose en hommage (à l'interprète, à l'auteur, au rêve), cette odeur de salon funéraire qui découle de tous ces bouquets qui s'accumulent depuis samedi matin 7 h. Ce silence attendu, ce recueillement indéniable, cette impression de communion, ces chuchotements discrets lors des mouvements de scène ou alors que Christian Lapointe s'apprête à faire un somme. Une façon de l'entourer d'amour, de démontrer qu'un tel projet, qui repousse les limites même du genre, peut - doit - être proposé, vécu.

Que le record Guiness de lecture en continu soit brisé est tout à fait secondaire ici. On vient communier à un étrange autel: celui d'un auteur mort dont on connaît au fond bien peu de choses (que l'on soit ou non des « théâtreux »), mais aussi celui de la création même, de la folie du geste, de la mise en danger totale.

Christian Lapointe s'est engagé dans un projet qui le transformera irrémédiablement. Comment? Il n'en avait au fond aucune idée quand il a proposé le tout au FTA. Il a certes évoqué diverses pistes de réflexions en entrevue, parlant d'un geste digne d'Artaud, d'une atteinte d'un état de conscience autre qui lui permettrait de comprendre autrement l'auteur, de se redéfinir lui-même aussi en tant que créateur. Un geste totalement kamikaze, mais d'une fracassante beauté.

Comment ne pas entendre autrement des pages traitant du rôle de l'artiste, du théâtre, des élites, quand on a accepté en devenant témoin consentant de ce geste en porte-à-faux de la société de consommation dans laquelle nous vivons de rejeter les balises mêmes de la dramaturgie, d'en intégrer d'autres, de réaliser une fois encore combien le spectacle se passe au fond autant dans la salle que sur scène, dans la vie même, alors que j'ai croisé en sortant un illuminé qui évoquait la présence partout autour de lui du « serpent », qu'il invectivait tout le monde et personne en même temps?

En rentrant, j'ai sorti Le théâtre et son double de ma - notre - bibliothèque. Quel âge avais-je quand je l'ai lu? Dix-sept ans peut-être? Je n'en ai au fond aucun souvenir. Les pages ne sont pas cornées, le papier a jauni, l'odeur qui s'en dégage évoque la négligence. L'ai-je même traversé dans son intégralité? Qu'en ai-je retenu?

Nous évoquions tout à l'heure de vive voix la nécessité de la prise de risque quand on se dit artiste. Je ne pouvais rêver d'une meilleure leçon pratique.

À propos de Guillaume Martineau, ami et pianiste de jazz


J'ai rencontré Guillaume à l'été 2006. Un ami en commun nous présente au bar, il n'en faut pas plus pour subir illico la puissance du coup de foudre. Pas besoin d'aller sur Facebook pour reconnaître nos amis en commun : Brahms, Chopin, Beethoven, Bach, Mahler... Quelques semaines plus tard, je le croise par hasard au terminus Henri-Bourrassa. Durant le trajet de Montréal à Sainte-Thérèse, je discoure de mes compositeurs, tandis qu'il m'écoute intensément, avec une attention qui amplifie la portée de mes mots. Chez moi, l'impression très particulière qu'on m'écoute comme si mes phrases étaient de la musique.

En 2008, Guillaume me propose de collaborer à une émission de radio hebdomadaire diffusée sur les ondes de CIBL 101,5 FM Radio-Montréal. C'est le début d'une relation professionnelle truculente. Un peu plus tard, mon ami quitte le Québec pour se perfectionner à Berklee, Boston. Il est de retour deux ans plus tard, jazzman accompli. 

La semaine dernière, on dévoilait le nom de la Révélation jazz Radio-Canada 2015-16. Mon ami Guillaume en est le récipiendaire. 

Il est exceptionnel que je partage publiquement un envoi courriel. Je le fais ici parce que la réponse de Guillaume à mes félicitations en dit long sur sa nature d'homme, sa sensibilité d'artiste. 

Merci Claudio!! Je te jure que ton oreille est à la racine même de ce fruit que l'on cueille aujourd'hui!

Merci pour ce vibrant hommage, et encore BRAVO, Guillaume Martineau!

Pour en savoir plus sur l'artiste et les Révélations de l'année Radio-Canada, cliquez ici

Le retour de passés concertants

Ma très chère Elle, 

Un bref retour à ton magnifique billet Souvenir, mis en ligne il y a quelques jours, billet dans lequel tu relates cette inoubliable soirée de radio-concert avec le pianiste Guillaume Martineau. Au printemps 2009, lui et moi montions sur les planches des Jeunesses musicales pour l'enregistrement public de notre émission radiophonique La Schubertiade des temps modernes (diffusée chaque dimanche à 22 h sur CIBL Radio-Montréal 101,5 FM). J'officiais à titre de conteur, accompagné de Guillaume au piano, avec pour seule balise notre faculté d'improviser. Tu as été saisie par la moue de mon père, cet homme profondément latino-américain, encore si fier de son pays natal le Chili, et ce bien qu'on ait immigré en 1976. Lui-même excellent conteur et orateur, mon père en était à sa première expérience de nos radio-concerts en direct. Le conte que j'inventais à mesure avait captivé les gens, est-ce parce qu'il relate une parcelle de la vie de tout un chacun? : un homme et une femme se rencontrent, leur amour semble impossible, jusqu'à ce que la musique, plus précisément le piano, véritable incarnation de la liberté, les réunisse devant l'éternel. Ton billet m'a fait revivre des moments d'une joie pure, et j'ai compris pour une énième fois   que le don — se donner — est essentiel pour s'affranchir du passé. 

Sur ce point, celui de l'affranchissement, une phrase, une seule, m'éclaire comme un phare mirobolant, celle d'André Gide dans Les Nourritures terrestres : « Tout ce que tu ne sais pas donner te possède. » Si j'avais une phrase à me faire tatouer sur l'avant-bras gauche...  




La musique de Korum

Marion, amie lectrice, m'a signalé dans un  commentaires à mon billet précédent, que j'avais omis d'insérer le lien de la musique de Korum, groupe funk rock francophone dans lequel mon neveu Christopher Nicolas tient le rôle de batteur (voir billet Concert et reconnaissance). Non seulement j'inclus le lien, mais partage aussi la couverture de leur album éponyme, lancé la semaine dernière au P'tit Campus. 

Pour entendre leur hit Cruellement belle (ce sera le hit de l'été), c'est ici

Pour acheter l'album sur iTunes, cliquez ici

Pour suivre Korum sur Facebook, cliquez ici.

Ah oui, j'oubliais presque, l'excellent photographe et cinéaste Oz Yilmaz était au lancement. Pour voir les photos qu'il a prises, c'est ici.   

Alors maintenant je peux aller dormir. Bonne nuit! 

dimanche 24 mai 2015

Dorian Gray

Un prolongement, un écho aux propos des derniers billets sur la musique. Il faudra que je réhabilite les mots demain sans doute, mais en attendant, je m'incline devant Oscar Wilde, une fois de plus.
« La musique lui faisait cet effet. Elle l'avait maintes fois troublé. Mais la musique n'est pas articulée comme les mots. Ce qu'elle crée en nous, ce n'est pas un nouveau monde mais un autre chaos. Les mots! De simples mots! Comme ils étaient terribles, comme ils étaient clairs, acérés et cruels! On ne pouvait leur échapper. Quel subtil sortilège pourtant que le leur. Comme s'ils étaient capables de donner une forme plastique à des choses informes et d'avoir leur musique propre, aussi douce que celle de la viole ou du luth. De simples mots! Existait-il quelque chose d'aussi réel? » 
Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Gray

samedi 23 mai 2015

Magie

Il m'a fallu laissé décanter ton dernier billet avant de pouvoir y réagir. Il fallait sans doute que le silence s'intègre à tous ces sons, à tous ces récits musicaux parallèles. Tu es privilégié d'avoir permis à Chris de découvrir la musique, que cet apprentissage ait été aussi naturel. Un instrument dans ses mains, ses lèvres qui s'en approchent et le sort en est jeté. Un coup de baguette magique - ou plutôt un souffle, le geste le plus simple au fond - et le point de non-retour est atteint. Je me rappelle encore avec plaisir de cette soirée d'anniversaire où j'avais joué des chansons des Beatles avec lui, moi au piano, lui aux percussions. Le plaisir à sa plus simple expression.

Le pouvoir de la musique n'aura vraisemblablement jamais fini de m'émerveiller. Hier, H a passé quelques heures chez moi, histoire de voler du temps au temps - la vie vous rattrape si vite. Quelques secondes à peine après son arrivée, alors que je vaquais à une occupation terre-à-terre, elle était déjà au piano, histoire sans doute de se poser autrement.

Quand j'irais promener le canin, quelques heures plus tard, elle resterait seule avec Mozart, avec l'essence même de ce que la musique représente pour elle. Sans même avoir besoin de mettre mes mains sur l'instrument, j'ai pu retrouver, à travers, la joie profonde que la musique suscite. Toujours aussi intacte.

vendredi 22 mai 2015

Concert et reconnaissance

Quelques jours sans donner de mes nouvelles ici. Non, je n’ai pas déserté, disons plutôt que j'ai vécu à pleins poumons ces derniers jours. Il faut croire que l’été me dérobe aux tâches plus utiles, plus importantes. Partout, je vois des filles, des gars tellement beaux qu’il est impossible de leur dire : « Non, je ne peux pas, je dois travailler. » Manque de discipline, OUI.  Assujettissement au présent de la vie, OUI.

Quand je te parlais au téléphone hier, j’avais l’air du gars qui n’était pas content que ça se passe ainsi, alors que les amis les plus soyeux, les plus tendres, les plus sensibles viennent de part et d'autre partager café, anecdotes et rigolades. L’on se poursuit les uns les autres comme on poursuivait, enfant, les bulles de savon qui sortaient du petit cuilleron de  plastique après qu'on eut soufflé dedans. Durant l'été, tout me dérobe au travail, à la rigueur, et avec ou sans barbecue, les amis, connaissances et membres de la famille se rassemblent à qui mieux mieux. En somme, l’été à Montréal, c’est une espèce de gros Facebook.

Certes, les animaux sociaux que nous sommes n’y peuvent rien, il faut être à l’extérieur si l'on veut savourer le plaisir de jouer. Ainsi, chaque année, la venue de l’été m’angoisse considérablement. Déperdition spirituelle, dérèglement intérieur, émotivité en amont. Plus encore, la peur de faillir au refus d’ostentation, la peur de finir par porter des sandales (lesquelles sont rarement sexy chez les hommes), la peur de boire un verre de trop, de m’enliser au confort de la terrasse, de trouver trop belles les femmes, la peur de ne pas bronzer assez, de bronzer trop, la peur d’avoir chaud parce que trop chaudement habillé, d’avoir froid parce que ça s'est rafraîchi, la peur de me faire voler mon vélo, la peur de tomber sur un Bixi qui roule mal, la peur de rouler trop vite en auto. La peur de tomber en amour.

Le jour où l’été sera ma saison préférée – ce qui est plus probable qu'on ne pense –, l’ascétisme et ses déclinaisons seront chose du passé. L’été c’est fait pour jouer, m’as-tu soufflé, chère Elle, hier soir au téléphone; tu as parfaitement raison, et c’est justement pour ça, parce qu'il est tout jeu, que j’ai tant de mal à  m’y faire.

Certes, tu auras deviné que mon absence ces derniers jours tient des heures galvanisantes autour du succès de l'un des membres de ma famille. Tu sais l’affection que je porte à mon neveu Christopher, la place qu'il occupe dans ma vie, tu sais aussi que ma fratrie est composée de six membres — incluant moi-même, le benjamin. En janvier 1984, ma soeur aînée, Jeannette, donne naissance à Christopher — Chris pour les intimes —, premier enfant d’une lignée de huit neveux et nièces que je chéris comme s'ils étaient mes propres enfants. À 12 ans, donc, me voilà oncle! Quel bonheur de prendre mon nouveau neveu dans mes bras, de le voir faire ses premiers pas, d'entendre ses premiers mots! Un jour, non sans gravité, sa mère me demande : « Claudio, je veux que tu lui montres la musique. » J’ai 14 ans, je ne sais exactement en quoi consiste cette réquisition, ni ce qu’elle implique pour moi et mon neveu. Ce dont je suis sûr, par contre, c’est que j’ai toutes les qualifications pour la satisfaire. 

Durant l'année 1994, au volant de ma Honda Civic, je rejoins ma soeur, son mari et leurs deux enfants — Chris et sa petite soeur Jennifer — à Windsor. Comme toujours, je trimbale dans le coffre de mon auto ma guitare Norman, un petit harmonica et des partitions musicales. Sur le perron, ma soeur et ma mère (qui est de passage dans la ville ontarienne) m'attendent sagement. Au premier soir, ou peut-être le deuxième, Chris et moi descendons au sous-sol après souper pour écouter de la musique. Entre deux chansons de Supertramp, je prends ma guitare, brode quelques accords typiquement folk. Aussitôt, Chris empoigne l’harmonica et s'accorde à ma cadence. À pas de loup, il suit le rythme, anticipe même mes changements d'accord. Cela semble si naturel, pensai-je, tandis qu'il souffle dans l’harmonica, écoutant d'une oreille attentive les sons qu'il produits au fur et à mesure. Les  mélodies qu'il compose trahissent la mélancolie du quartier, mais surtout le marasme dans lequel se trouve sa famille; faute de contrats de travail à Montréal, le père a dû amener sa famille dans la ville ontarienne. Ce soir-là, Chris exprime en musique des émotions qui resteront à jamais gravées dans ma mémoire. Quelques minutes plus tard, nous montons au rez-de-chaussée présenter nos nouvelles créations musicales à la famille. Ce soir-là, un musicien est né.


Mardi, il y a trois jours, Chris et son groupe Korum lançaient leur premier disque. Bien qu’il ait commencé sa carrière musicale avec un minuscule harmonica Hohner, qu'il ait ensuite appris la guitare, c’est à la batterie qu'il approfondit sa maîtrise musicale. Véritable extension de son corps, la batterie apparaît à l'adolescence, autour d'amis qui ne jurent que par le punk-rock de Greenday et No Use For a Name. Fondateur de la défunte formation 4Nocs, pour laquelle il joue pendant 10 ans, il forme ensuite Summersoft, avant d'être repêché par les membres de Korum. Bien que la musique l'ait plusieurs fois meurtri — moult revers et trahisons d’amis qu’il considérait comme des frères —, il accepte, non sans appréhension, l'offre de Korum, offre qu'il considère comme une dernière chance. « Si ça ne marche pas cette fois-ci, je lâche la musique » m’a-t-il lancé à plusieurs reprises. Il n’y a pas de volonté de vivre sans désespoir de vivre, écrivait Camus, et de l'autre côté, la musique de nous signifier : jouissons des plaisirs comme des souffrances, des souffrances comme des plaisirs. Tenez-vous le pour dit, en maîtresse exigeante, la musique commande on ne peut mieux le retour à la blessure originelle. C'est pour quoi les musiciens sont des exilés parmi les exilés. Si Chris n’a pas abandonné la musique, c’est qu'elle ne lui a jamais autorisé à le faire.

La musique est géniale, elle entre dans votre vie sans même cogner. Mardi soir, donc, un lancement de disque devant une foule délurée : amis, connaissances, des membres de la famille, plus encore : médias, photographes, vidéastes. Korum a enfilé six ou sept chansons – soit un peu plus que les cinq pièces du EP fraîchement lancé. De la première à la dernière note, j’incarnais la frénésie, je hurlais comme un voyou. Mais surtout, je fondais de reconnaissance et d’amour pour ces moments de vérité. À un moment, j'ai pensé à la demande de ma grande soeur. J'ai toujours eu l'impression qu'elle savait que la musique devait absolument faire partie de la vie de Chris, que sans elle il ne pourrait jamais connaître le bonheur. D’où provenait cette demande? Mardi soir j'ai vécu une sorte d’épiphanie. Imaginez un instant une épiphanie musicale, ça a de quoi rendre fou! .

Espace ouvert

Quelques lignes tout au plus avant de te retrouver en personne, pour préciser aux lecteurs qu'ils n'ont pas besoin de se sentir gênés de briser l'intimité de cet espace. Les choses qui nous touchent profondément, émotionnellement, ne seront pas traitées ici. Pour cela, nous avons d'autres canaux de transmission: le courriel, le téléphone, les tête-à-tête. N'hésitez donc plus à franchir ce mur qui n'en est pas un. Ce lieu se veut un espace de réflexion, certes, mais aussi d'échange. Qui sait si un de vos commentaires n'ouvrira pas la porte à une discussion, à une révélation.

jeudi 21 mai 2015

Se défaire

Le projet Des gens et des choses m'a certainement permis de réfléchir au rôle qu'occupent les objets dans notre quotidien. Si, cette nuit, la maison brûlait et que je ne pouvais sauver qu'un seul objet, lequel serait-ce? Y a-t-il une seule chose au fond pour laquelle je serais prête à risquer ma vie?

Impossible de considérer sortir des lieux avec un de mes pianos. Alors? Tenterais-je d'extraire mon ordinateur des flammes? Tant de textes qui s'y trouvent ont été dispersés aux quatre vents déjà. La photo de la famille de mon père? L'album que j'ai monté avec ses articles plutôt, irremplaçable, à moins que je ne passe des heures infinies à décrypter des microfilms aux Archives nationales (et je doute que tous ses textes aient été répertoriés). Mais il resterait encore le souvenir de sa plume, de ses emportements, de son profond accueil de l'autre, surtout quand giflé par la vie. On ne meurt réellement que lorsque l'on a arrêté de parler de vous, n'est-ce pas?

Au cours de la dernière semaine, je me suis défait non pas d'objets réels (hormis quelques livres que je ne relirai jamais), mais d'autres, immatériels, presque intangibles. J'ai balancé une correspondance complète dans le cybernéant, mais aussi, geste sans doute plus symbolique, Cahier d'esquisses, écritoire sous pseudo dans lequel j'ai consigné pendant six ans instantanés du quotidien (mais souvent tellement trafiqués qu'à la lecture des textes, je ne peux me souvenir précisément des lieux et des circonstances évoqués) et premières nouvelles. Un léger vertige quand j'ai appuyé sur « supprimer », mais une certaine sérénité aussi. Je n'ai plus besoin de me dissimuler derrière un masque pour que ma parole s'émancipe d'elle-même.

J'ai hâte de te relire.

mercredi 20 mai 2015

Souvenir

Aujourd'hui, j'ai envie de te ramener dans le passé, six ans en arrière plus précisément, en juin 2009... écho à la soirée d'hier, alors que ta famille était réunie pour un lancement d'album.  

Une histoire de filiation, entre deux êtres qui se cherchent, qui se percutent. Le plus jeune saute sans parachute dans le vide du silence, dans la plénitude du sens. Il enfile les mots comme d'autres des billes, avec sérieux, avec le sourire, avec tendresse. Porté par le chant d'un piano laqué autrichien, il jongle avec les destins. 
Une atmosphère de banlieue surannée, d'entrées asphaltées qui luisent au soleil, s'esquisse doucement. La lassitude des vies atténuées par choix, par les circonstances, s'en détache. Le cocon doucereux d'une famille amputée d'un de ses membres emprisonne un adolescent qui ne sait pas encore que la musique permet d'apprivoiser l'absence. Par soubresauts, il tente de s'en extraire, à travers les images qui défilent sur un écran en noir en noir et blanc, qu'il avale comme des gélules anesthésiantes, à travers la douleur qu'il lit dans le regard de sa mère, à travers les contacts fuyants entretenus avec son père. La trame de l'histoire se tend, se dénoue, se déchire, voile fragile qui enveloppe l'âme telles les bandelettes d'un miraculé. 
Je l'écoute et je sais confusément ce qu'il n'ose pas transmettre autrement. Le silence attentif du groupe assemblé le porte, le déporte, le transporte. Derrière la danse des syllabes, j'entends la petite musique d'une adolescence jamais oubliée, j'en perçois les motifs qui s'entrechoquent. Il m'offre l'instant, celui du lâcher-prise, du don gratuit de ces parcelles de lui-même. Je l'accepte en toute simplicité. 
La voix devient de plus en plus affirmée, alors que la tragédie ronge le quotidien de son personnage, que la lumière originelle - Urlicht - luira ensuite. La vie comme série de renoncements, de recommencements. 
Il ne le sent que confusément mais son père écoute, les oreilles écarquillées par la joie, l'âme déchirée au rappel des heures passées dans une apparente indifférence, dans une troublante intolérance. Il continue de délier le fil de son histoire, seul dans le noir, dans la musique. Il ne l'a pas entendu, mais une seconde il rêve que l'homme qui l'a engendré chuchote à mon oreille, avec un accent débordant de soleil: « Je suis tellement fier de mon fils. »

mardi 19 mai 2015

Basculer

Nous avons assisté à de nombreux concerts ensemble, mais n'avons jamais écouté de musique ensemble dans la nuit. Je me souviens de ce rappel de Menahem Pressler en quatuor (un Andante de l'opus opus 60 de Brahms absolument déchirant, que je réécouterais en boucle pendant des jours après, incapable de laisser entièrement se dissiper le souvenir), mais aussi de quelques écoutes téléphoniques mémorables, l'un jouant un passage, l'autre commentant. 

Un moment unique restera pour moi cet instant où je t'avais interprété une réduction du mouvement lent du Concerto K. 488 de Mozart, intégrant quand cela était possible la partie d'orchestre à la ligne soliste. Nous avons vécu ce soir-là un moment de grâce absolue, qui ne pourra jamais être reproduit exactement, ce qui rend cet instant d'autant plus miraculeux.

Dans Charlotte, David Foenkinos avance:
« Il existe un point précis dans la trajectoire d'un artiste.Le moment où sa propre voix commence à se faire entendre.La densité se propage en elle, comme du sang dans l'eau. »
Je me suis demandé si je pouvais en effet mettre le doigt sur ce point de non-retour. Était-ce lors de la publication dans le journal de l'école de mon conte Du beurre d'arachides sur Saturne (tu peux sourire à la lecture de ce titre) en sixième année du primaire? Était-ce plutôt après ce concert-midi à l'école secondaire, alors que j'avais accompagné une chanteuse dans un répertoire mixte? Je me souviens combien, cet après-midi-là, je n'avais pas porté à terre, réalisant pour la première fois de façon aussi limpide le plaisir pur que pouvait procurer la musique. Je n'ai jamais tenté de nier depuis son emprise.

La nuit bissée

Auparavant, j'écrivais toujours la nuit. Maintenant je préfère lui consacrer la lecture. Or, pour moi la musique fut de tous temps prétexte à la nuit blanche. Composer, jouer et improviser, que ce soit au piano ou la guitare, s'apparentent davantage au silence de la nuit. 

Difficile d'écrire lorsqu'on est surplombé de soleil. Je repense à la nuit, ce qu'elle offre de musique et de silence. L'une de mes activités préférées fut toujours d'écouter de la musique avec un être cher; tel un road trip effectué avec la femme que l'on désire. C'est pourquoi il m'a toujours semblé qu'une audition musicale en duo recèle un érotisme pur. Philippe Sollers écrit, dans Passion fixe, cette phrase typiquement mendelssohnienne : 

Pour savoir où on est rendu avec quelqu'un, il suffit d'écouter de la musique ensemble. Le moindre désaccord nerveux vient faire tache dans les intervalles, mais si le son passe sans rencontrer personne, c'est le signe que tout va bien. 

Un souvenir de morceaux que l'on a écoutés ensemble?   

lundi 18 mai 2015

La nuit comme révélateur

Tu évoquais la nuit comme étant étant naturellement associée à la musique et à la littérature. Je ne sais pas. Je n'écris jamais de nuit - sauf des fragments incomplets dans ma tête, dont je ne me souviens généralement pas le matin venu -, mais je pense que, si elle n'est pas complice de l'écriture dans mon cas (j'ai toujours été plus efficace le matin avec les mots, en après-midi avec la musique), la nuit peut se révéler un formidable incubateur.

C'est là que les peurs se déposent, nous envahissent, se révoltent, nous empêchant de les fuir. Combien de fois ai-je réussi à nier la toxicité d'un être pendant la journée pour qu'elle me soit révélée de façon non équivoque dans le rêve ou l'insomnie? On a parfois l'impression d'un corps-à-corps épuisant quand on se réveille, à d'autres moments d'avoir réussi à se défaire de certains nœuds intérieurs, que la lumière du jour jette un éclairage autre sur nos angoisses, nos doutes, nos gestes créateurs avortés.

Dans le silence d'une maison calme, avant que l'on ne cède à cette souvent inutile course vers l'avant, il faut prendre le temps de voir la rosée des songes se dissiper dans la sécheresse de la réalité, autant d'ailes de fées qu'il faut caresser du doigt une dernière fois avant qu'elles ne nous échappent.

dimanche 17 mai 2015

Cesare Pavese -  ou l'humilité du lecteur


Chère Elle, 

Des ahurissements intérieurs durant ma lecture du Métier de vivre, de Cesare Pavese. Son défoulement à l’égard des femmes, son impuissance psychique, voire biologique, à transformer le revers amoureux en lumière. Ce journal – qu’il a tenu de 1935 en 1950, l’année de son suicide – tour à tour examine et élude, dans un style percutant, la réalité de son mal intérieur. Se faire larguer est une chose, s’avouer vaincu en est une autre. Le syndrome catastrophiste de Pavese carbure à la défaite, au suicide, méprise la réalité corporelle de l’amour ainsi que la profondeur intellectuelle et spirituelle qu’elle génère. L’écrivain apparait tourmenteur et tourmenté, en victime homicide de son propre échec.

Pavese cherche-t-il à contourner le fait que, selon lui, le triomphe amoureux serait davantage sous l'emprise de la femme que de l’homme? En elle-même, la question annonce un suicide spirituel. Son journal posthume blanchit moins la littérature que les femmes qui l’ont quitté. Qu’il n’en déplaise, de très nombreux passages, pour ne pas dire l’essentiel du livre, sont de la main d’un looser

Puis à un moment, apparaît un doux éclat de lumière. Pendant que je laisse culminer en moi l’irréversibilité du mal de l'auteur, jaillit en éclats diffus une conviction symbiotique de sa volonté de vivre. J'étais sur le point d'abandonner le livre; parce qu'il m’a été conseillé par un ami poète – avec qui je partage nombre d'affinités littéraires –, je choisis de lui laisser une autre chance (quelle prétention! lui laisser une autre chance, n’y a-t-il pas pire lecteur que celui qui attend quelque chose du livre ou de l'auteur?!). Tout à l'heure, à la terrasse du café, pendant qu’un essaim d’homme et de femmes consulte iPad et téléphone intelligent, mon corps oublie la chaleur et le bruit. Le journal de Pavese sur mes genoux, j'éprouve une ineffable gratitude : concentré comme les saisons, j'imagine des convois de beautés nouvelles, lorsque surgit l’humilité du lecteur. En rafale, comme des lions sortis de cage, ces passages d’une invulnérable clarté :

« Les preuves de l’existence de Dieu ne sont pas précisément dans l’harmonie de l’univers, dans l’équilibre miraculeux de tout, dans les belles couleurs des fleurs, etc., mais dans l’inharmonie de l’homme au milieu des choses, dans sa capacité de souffrir. Parce qu’en somme il n’y a pas de raison que l’homme souffre en ce monde, si n’existe pas la responsabilité morale, c’est-à-dire la capacité — le devoir — de donner une signification à sa souffrance.  »

Et le second :

« Les hommes qui ont une vie intérieure orageuse et qui ne cherchent pas un soulagement dans la parole ou dans l’écriture, sont toujours des hommes qui n’ont pas une vie intérieure orageuse. » 
(traduction de Michel Arnaud, Ed. Livre de poche, p. 140-141)

Il me reste environ 300 pages à lire. En humble lecteur, je reconnais en ce grand looser que fut Pavese, une lumière « orageuse »; ou la certitude que l’écrivain fut plus intelligent que l’homme, le poète probablement plus blessé que la poésie.