dimanche 17 mai 2015

Cesare Pavese -  ou l'humilité du lecteur


Chère Elle, 

Des ahurissements intérieurs durant ma lecture du Métier de vivre, de Cesare Pavese. Son défoulement à l’égard des femmes, son impuissance psychique, voire biologique, à transformer le revers amoureux en lumière. Ce journal – qu’il a tenu de 1935 en 1950, l’année de son suicide – tour à tour examine et élude, dans un style percutant, la réalité de son mal intérieur. Se faire larguer est une chose, s’avouer vaincu en est une autre. Le syndrome catastrophiste de Pavese carbure à la défaite, au suicide, méprise la réalité corporelle de l’amour ainsi que la profondeur intellectuelle et spirituelle qu’elle génère. L’écrivain apparait tourmenteur et tourmenté, en victime homicide de son propre échec.

Pavese cherche-t-il à contourner le fait que, selon lui, le triomphe amoureux serait davantage sous l'emprise de la femme que de l’homme? En elle-même, la question annonce un suicide spirituel. Son journal posthume blanchit moins la littérature que les femmes qui l’ont quitté. Qu’il n’en déplaise, de très nombreux passages, pour ne pas dire l’essentiel du livre, sont de la main d’un looser

Puis à un moment, apparaît un doux éclat de lumière. Pendant que je laisse culminer en moi l’irréversibilité du mal de l'auteur, jaillit en éclats diffus une conviction symbiotique de sa volonté de vivre. J'étais sur le point d'abandonner le livre; parce qu'il m’a été conseillé par un ami poète – avec qui je partage nombre d'affinités littéraires –, je choisis de lui laisser une autre chance (quelle prétention! lui laisser une autre chance, n’y a-t-il pas pire lecteur que celui qui attend quelque chose du livre ou de l'auteur?!). Tout à l'heure, à la terrasse du café, pendant qu’un essaim d’homme et de femmes consulte iPad et téléphone intelligent, mon corps oublie la chaleur et le bruit. Le journal de Pavese sur mes genoux, j'éprouve une ineffable gratitude : concentré comme les saisons, j'imagine des convois de beautés nouvelles, lorsque surgit l’humilité du lecteur. En rafale, comme des lions sortis de cage, ces passages d’une invulnérable clarté :

« Les preuves de l’existence de Dieu ne sont pas précisément dans l’harmonie de l’univers, dans l’équilibre miraculeux de tout, dans les belles couleurs des fleurs, etc., mais dans l’inharmonie de l’homme au milieu des choses, dans sa capacité de souffrir. Parce qu’en somme il n’y a pas de raison que l’homme souffre en ce monde, si n’existe pas la responsabilité morale, c’est-à-dire la capacité — le devoir — de donner une signification à sa souffrance.  »

Et le second :

« Les hommes qui ont une vie intérieure orageuse et qui ne cherchent pas un soulagement dans la parole ou dans l’écriture, sont toujours des hommes qui n’ont pas une vie intérieure orageuse. » 
(traduction de Michel Arnaud, Ed. Livre de poche, p. 140-141)

Il me reste environ 300 pages à lire. En humble lecteur, je reconnais en ce grand looser que fut Pavese, une lumière « orageuse »; ou la certitude que l’écrivain fut plus intelligent que l’homme, le poète probablement plus blessé que la poésie.

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