Si je peux vivre un
peu plus longtemps sans musique que sans mots, je finis toujours par en avoir
une envie irrépressible. Les mots libèrent, masquent parfois. La musique, elle,
n’entretient aucun goût pour les dissimulations et dénude, de façon
irrévocable. J’aime pouvoir toucher à travers cet autre langage, celui qui
vient chercher si loin, qui traverse autant qu'il libère, qui transporte, qui
soutient, qui permet de transmettre d'infinies subtilités que les mots sont
incapables de rendre.
La proximité de
l’auditeur effraie parfois, elle donne l’impression qu’il entend ma
respiration, qu’il me sent, me ressent, me devine, interlocuteur d’un curieux
dialogue qui se joue dans l’abandon, dans la confiance. J’aime me sentir happée
par la musique mais à travers elle, j’aime aussi, même si cela m’effraie en
même temps, être lue, que l’auditeur s’insurge avec délicatesse dans les
couches de protection qui m'entourent trop souvent. J’aime deviner les yeux qui
tour à tour s'illuminent et se voilent, s'émerveillent et se noircissent,
témoins du temps passé mais aussi prophètes de celui à venir, des rêves fous
pas encore réalisés, des baisers qui n'ont pas encore franchi les lèvres, des
caresses à peine esquissées.
Musicienne, je fais confiance au silence, lui qui redéfinit souvent les contours d'une phrase, les intentions dramatiques, les instants de parfaite communion. Même si malheureusement je ne joue pas tous les jours pour moi seule (les aléas de ma vie professionnelle débordante…), quand je le fais, c'est avec une intensité particulière, qui me reconnecte avec mon essence. Parfois je le fais de façon ludique, parfois pour oublier, pour m'anesthésier. Certains jours, si je n’y fais pas attention, le compositeur, l’œuvre m’échappent, généralement parce que j’essaie de me protéger de mes déchirements à travers eux. Parfois, l'intensité me traverse, me laisse en rade mais en même temps me nettoie, me dénude pour la rencontre avec celui qui voit tout en moi.
Dans mon cas, il
faut que ce soit lui et pas un autre, celui aux visages multiples, dieu et
homme à la fois, être d’exception qui façonnait des œuvres dans sa tête dans
leur entièreté avant de les jeter sur papier, à peine retouchées mais qui, du
même souffle, embrassait la vie avec ses surprises, ses plaisirs, son côté
parfois loufoque mais aussi ses rancœurs, ses déchirements, ses douleurs. «
Papa chéri, je ne puis écrire en vers, je ne suis pas poète. Je ne puis
distribuer les phrases assez artistement pour leur faire produire des ombres et
des lumières, je ne suis pas peintre. Je ne puis non plus exprimer par des
signes et une pantomime mes sentiments et mes pensées, je ne suis pas danseur.
Mais je le puis par les sons : je suis musicien. » On ne peut qu’être renversé
par la profonde humanité qui se dégage de ces lignes et des œuvres musicales
qu’elles évoquent. J’ai accepté avec le temps qu’au fond, c’est cette fragilité
qui me séduit à chaque fois. Ces journaux intimes musicaux me révèlent de
nouveaux pans du visage de Mozart (les chromatismes ne sont jamais si
évocateurs que sous ses doigts), mais surtout de moi-même. Si Beethoven nous
élève, Mozart nous force à fixer notre reflet dans la glace et nous ramène à
l’essence même de notre être.
Je me souviens de cette
fois où j'ai passé une heure au bout du fil avec toi, à échanger
des instants de magie; je déchiffrais Mozart, Beethoven, d'autres, pendant
que tu me jouais l’une ou l'autre de tes compositions musicales.
Je me souviens aussi de cette fois où je t'ai joué le mouvement lent du
concerto K. 488 de Mozart, soliste et orchestre à la fois, et de cet instant
suspendu qui a suivi la dernière note où les yeux s’étaient mouillés, le pouls
s’était accéléré, l’âme en était sortie grandie.
« Lorsqu’on vient d’entendre
un morceau de Mozart, le silence qui lui succède est encore de lui. » (Sacha
Guitry)
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