Ai participé, en fin de semaine, aux représentations de la troupe du Lyric Theatre, laquelle se spécialise dans l'interprétation des succès des grandes comédies musicales. J'officiais à titre de tourneur de pages pour le pianiste Guillaume Martineau.
L'une des choristes, également musicienne (violon), me lançait, à la soirée festive après la dernière, que tourner les pages est un art. J'ai répondu, entre autres, que le film La tourneuse de pages, de Denis Dercourt, en témoigne certes, film que j'avais apprécié à l'époque (2006), malgré son côté un brin crapuleux, surtout vers la fin.
Parlant de Chopin, dont tu soulignes les Nocturnes, que tu as interprétés durant la nuit, à la mort de ton père — je t'imagine jeune adulte, le retour de l'enfant fragile, soudainement mise à l'écart par la clarté du jour pour souffrir mieux, pour entendre mieux cette musique. Que tu aies joint le Nocturne en do mineur op. 48 — l'un de mes préférés, avec sa réexposition marquée agitato — me fait imaginer ton état lors de cette nuit. C'est probablement le nocturne le plus opaque, le plus désespéré du génie polonais. C'est aussi celui dont l'interprétation varie le plus entre les grands pianistes. Claudio Arrau l'aborde avec une soif métaphysique intense, Rubinstein avec le chic du dandy qui sait tout nommer sauf sa blessure, Maria Joao Pirès l'approche comme une dernière valse, Pollini comme un chant du cygne, et Ivan Moravec comme s'il partait à la conquête d'un nouveau continent.
Avec ces nocturnes — que dis-je, avec toute son oeuvre! — Chopin proclamait bien avant Aragon qu'il n'y a pas d'amour heureux. S'il eut été écrivain, il n'aurait écrit qu'avec des mots de son invention.
Il y a, dans la manière de Chopin, quelque chose du désespoir et de la fatalité de Mozart, de Nietzsche aussi. C'est la conscience que les amours ne durent pas.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire